Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s’était juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les dalles.
Lorsqu’il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée l’écœurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ; l’humidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui s’alignaient les rangées de dalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables, des jupes et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait d’abord que l’ensemble blafard des pierres et des murailles, taché de roux et de noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit d’eau courante chantait.
Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l’un à l’autre. Les noyés seuls l’intéressaient ; quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l’eau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s’en allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles.
Un matin, il fut pris d’une véritable épouvante. Il regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l’eau courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez s’aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire.
Chaque fois qu’il croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une brûlure au cœur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu’il s’imaginait que ce corps était devant lui. Ses visites à la Morgue l’emplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses peurs, il se traitait d’enfant, il voulait être fort ; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l’effroi s’emparaient de son être, dès qu’il se trouvait dans l’humidité et l’odeur fade de la salle.
Quand il n’y avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il respirait à l’aise ; ses répugnances étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et grotesques. Ce spectacle l’amusait, surtout lorsqu’il y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues, tachées de sang, trouées par endroits, l’attiraient et le retenaient. Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple, large et forte, qui semblait dormir sur la pierre ; son corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de teinte d’une grande délicatesse ; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait la poitrine d’une façon provocante ; on aurait dit une courtisane vautrée, si elle n’avait eu au cou une raie noire qui lui mettait comme un collier d’ombre ; c’était une fille qui venait de se pendre par désespoir d’amour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux.
Chaque matin, pendant qu’il était là, il entendait derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.
La Morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu’il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s’épouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la Morgue est réussie, ce jour-là.
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